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Je n’aurai pas beaucoup de conseils ou de recommandations à donner lorsque vous vous lancerez dans Shadow of The Colossus. Parce que vous vous lancerez dans Shadow of The Colossus, c’est une certitude. Peu importe votre façon de jouer, peu importe vos attentes, vos envies, votre degré de sensibilité. Que Shadow of The Colossus vous dure 8 ou bien 16 heures, quel que soit l’état d’esprit avec lequel vous le vivrez, je vous souhaite une belle expérience, puisse-t-elle s’avérer aussi enrichissante pour vos sens qu’elle l’a été pour les miens.
- Le plus beau jeu au monde ?
- Un tourbillon d'émotions
- Un game design génialement épuré
- L'atmosphère mélancolique
- Kow Otani, un compositeur touché par la grâce
- Un soft qui rend fier d'aimer le jeu vidéo
- Imperfections techniques ?
Ce rôle qui est nôtre, semble parfois compliqué. Lorsque l’on se retrouve adossé face à la tâche de chroniquer une telle expérience, mieux vaut se caler confortablement sur son dossier et se plonger dans une mélodie puissante pour se donner du cœur à l’ouvrage. Du Kow Otani fera l’affaire.
Comment trouver les mots pour conquérir un lecteur d’une façon aussi étourdissante que l’on a été conquis soi-même devant une œuvre vidéoludique ? Quoi que vous puissiez lire dans ce qui va suivre, quelle que soit la force du sens que vous apposerez à mes propos, n’oubliez pas que rien ne remplace le vécu de l’expérience. Plus que jamais les mots sont superflus. Tellement superflus qu’à ce moment précis je voudrais pouvoir en inventer des plus puissants, atteindre un champ lexical émotionnel supérieur à tout ce qui a été couché sur papier jusqu’ici ! Prenons le terme "épique". Impossible de ne pas être envahi naturellement par cette idée en jouant à Shadow of The Colossus. Epique quand on le regarde, quand on l’écoute et quand on le vit. Evidemment que Shadow of The Colossus est épique. Mais ce n’est pas suffisant, aucun de mes qualificatifs esseulés ne semble suffisant. Est-ce parce que tant de superlatifs ont déjà été employés un trop grand nombre de fois ? Shadow of The Colossus est un jeu qui nous ouvre les yeux sur ce que sont vraiment l’exaltation des quelques mots-clés suivants : l’héroïque, le bouleversant, le magnifique, le monumental, le merveilleux, le grandiose, le colossal, l’inénarrable, le stupéfiant, l’enivrant, le touchant, l’abyssal, le captivant, l’onirique. Une série de belles paroles qui sont autant de petites brises d’émotions venant s’échouer dans le cœur du joueur conquis, autant d’appels à l’aventure, à l’exploit, à venir tenter une expérience d’une fraîcheur émouvante. Pour ma part, je me sens surtout pompeux. Je suis obligé de l’être, un minimum. Pompeux, enflammé, survolté, comment ne pas l’être, pourquoi ne pas l’être ? Par peur du hype ?
Into a world becoming impure
Quel hype ? J’en ai entrevu quelque uns de ces rebelles, crier au hype. Sachant que nous avons en face de nous la suite spirituelle du très facilement vénéré ICO, il est vrai qu'on allait devoir subir immanquablement les assauts mystiques des grands poètes ludo-numériques de notre génération. C’est vrai que c’est un phénomène courant et néfaste, un pas de plus en direction du pédantisme puant polluant même notre innocent loisir. Mais alors, un phénomène de hype entourerait Shadow of The Colossus, et nous ferait perdre tout sens commun, monter le baromètre de notation à l’excès, et rendrait le critique déraisonnablement passionné ? Soyons sérieux, nous n’avons pas ici affaire à du hype, mais à deux phénomènes bien plus simples et fondamentaux : l’émotion et le talent. Parmi ces talents, Fumito Ueda, game designer sensible dont l’excellence frise l’arrogance et Kow Otani, un compositeur à la gamme d’expression hétérogène dont les sens se sont sublimés pour mieux apprivoiser les nôtres. Finalement, tout est affaire d’émotions, et des jeux comme Shadow of The Colossus sont là pour nous rappeler à cette simplicité. Shadow of The Colossus, longtemps appelé ICO 2 avant de se découvrir sous son titre original de Wander to Kyozô, ne renie évidemment pas son lien fraternel avec la fresque du petit garçon à cornes, cependant il n’est pas une suite ou une réécriture, ce sont deux jeux complémentaires, dotés de la même cohérence artistique. Si ICO imposait entraide, réflexion et exploration, Shadow of The Colossus serait son pendant action façon abnégation. ICO était un cocktail à la sonorité et à la justesse indéniables, mais qui pouvait parfaitement ne pas plaire aux amateurs d’aventure au rythme un peu plus survolté. Cependant, pour ne pas céder devant Shadow of The Colossus, il va vraiment, mais alors vraiment falloir se lever tôt. Les détracteurs et autres persécuteurs du jeu vidéo mainstream anti-PlayStation vont avoir de gros morceaux de pain rassis à étaler sur la planche de leur mauvaise foi rabougrie.
En faisant abstraction de tout empirisme, théorie selon laquelle toute connaissance vient des sens, il est toujours possible de dégoter plein de choses à redire concernant Shadow of The Colossus. Le joueur rationaliste pourra même établir à l’envie une longue liste de "défauts". Est-il de mauvaise foi ? Est-il stupide ? Exagérément pragmatique ? Pas forcément, peut-être n’arrive-t-il tout simplement pas à apprécier cette œuvre comme il se doit. Ne riez pas, amis du bon goût inné, ce n’est pas forcément évident, selon le contexte. Shadow of The Colossus, comme toutes les œuvres taillées au marteau doré de joaillier, c’est un contexte, une ambiance, une atmosphère, un tout. Pas un jeu casse-croûte, ni un jeu de chevet. Un jeu vidéo de ceux qui font avancer tous les autres, un jeu vidéo qui respire, un jeu vidéo qu’il faut montrer explicitement à tous les détracteurs de ce loisir. Un jeu qui force le respect, tout simplement, et le plus naturellement du monde. Sans artifices.
Requiem to a predicament
Des artifices ? La PlayStation 2, machine considérée comme usagée, qui fêtera bientôt ses 6 ans, se permet ici de faire la nique à n’importe quel jeu "next generation" se pavanant en HD et affichant je ne sais combien de p ou de i. Ici encore, laissez-donc votre matérialisme au vestiaire. Inutile de raisonner en terme de nombre de polygones ou avec d’étranges noms d’effets spéciaux techniques que l’on évoque même plus aujourd’hui. Encore que la recette qui a donné naissance à un tel prodige doit valoir son pesant d’or. Je crois que la magie de la réalisation qui sévit dans Shadow of The Colossus, c’est une sorte d’alchimie. Une formule magique faîte de petits ingrédients graphiques et techniques qui, une fois unis les uns dans les autres et en mouvement, donnent vie à un rendu épatant de douceur dans lequel on a irrésistiblement envie de plonger. On ne comprend pas pourquoi la PlayStation 2, une console veille de 6 ans, nous épate plus que n’importe quel jeu PC survitaminé et autres Xbox 360 dopées à la HD. Ou plutôt si, on comprend que le jeune Fumito Ueda vient d’affirmer son statut de génie.
L’univers de Shadow of The Colossus est une réunion de terres isolées, coupées du monde, dont l’accès est seulement entretenu par un immense pont de pierre. Ambiance brumeuse au bord d’un précipice, ou tamisée dans une fraîche clairière. Beaucoup de poussière notamment, les nuages brumeux semblent en effet déterminants dans la construction microcosmique de cet univers végétal, minéral et aride. Ce ne sont pas les quelques oiseaux ou lézards errant paisiblement et constituant la faune locale qui vont impressionner le visiteur, on a tous déjà vu ça ailleurs, non c’est une sorte de conjugaison entre des filtres poudreux et des jeux de lumières incroyables, comme celle qui filtre à travers les sous-bois pour éclairer le monticule d’une clairière dont on pourrait presque humer l’humus. Et quand on sait le rôle de la lumière dans Shadow of The Colossus, on comprend que Sony Computer Japon n’a pas simplement œuvré dans le but d’épater la galerie. Cohérence, est le leitmotiv de Shadow of The Colossus. Cohérence technique et ludique. C’est aussi la caméra et la grande importance accordée à ses angles de vues, dont vous êtes le talentueux metteur en scène potentiel. Jamais pourtant ne survient l’envie de comparer avec des prises de vues ou avec une mise en scène dite cinématographique. Surtout pas, même. Au contraire, le jeu vidéo n’a probablement pas autant de points communs avec le 7ème art qu’on veut bien nous le laisser penser, afin de justifier de basses et faciles adaptations commercialo-marketing.
Aimer un jeu comme celui-ci, c’est savoir se perdre. Dans les musiques surpuissantes de Kow Otani, aka la dernière preuve vivante de l’inexplicable surpuissance émotionnelle des compositeurs japonais. Savoir se perdre dans les abysses du jeu, autant qu’être actant de son épopée et de ses émotions, par une mise en valeur de la photographie. J’observe tout autour de moi, mon cœur apaisé ne bât qu’au rythme du cycle naturel qui m’entoure, du vent dans les feuilles ou du bruit de la cascade d’eau en contrebas dont je peux sentir la fraîcheur jusqu’ici. La ligne d’horizon est si immense que je n’ai pas encore idée de la direction que je vais emprunter ensuite. Je donne une caresse à mon cheval, avant de repartir au galop, dévaler ensemble quelques plaines escarpées. Passé à côté du délicat cours d’eau, et sauté vigoureusement par-dessus le précipice, se dresse devant moi un puissant rayon de soleil qui va pouvoir m’indiquer la direction où mon destin va se décider. C’est lorsque le dieu soleil se reflète sur la lame de mon épée que se matérialise le seul indice cartésien dont je dispose pour m’aider dans ma quête. Un faisceau de lumière azur m’indique la direction à suivre, en guise de boussole. Le lieu où l’un de nous mourra. Lui ou moi. Je ne sais pas encore à quoi il ressemble, je ne sais pas si j’aurai le temps de réfléchir à une stratégie. J’ai conscience que cette fois encore ni mon épée, aussi radieuse soit-elle, ni mon arc, aussi illimitées que soient ses flèches, ne seront finalement d’aucune aide pour venir à bout du gigantesque être vivant qui n’attend plus que ma visite.
Fragments of the heart
Shadow of The Colossus peut se décomposer distinctement en deux phases. Celle de la découverte, de l’émerveillement et de la recherche, c’est une chose. La seconde, celle qui vous intéresse bande de barbares, est celle de l’affrontement contre ces 16 colosses, dont la nature varie impitoyablement. Non, tous ne sont pas obligatoirement des géants et tous n’évoluent pas forcément sur la terre ferme, vous vous en doutez. La seule chose que l’on puisse dévoiler sans craintes de gâcher la surprise, c’est qu’aucun d’entre eux ne requiert une stratégie d’approche identique. Aucun. 16 ennemis seulement oui, mais 16 ennemis absolument uniques. Complètement voulue par l’équipe de Fumito Ueda, la noble, et paradoxalement grisante, sensation d’impuissance s’impose en toute logique dans ce rapport de David à Goliath provoqué par le gigantisme de vos adversaires. Logique, oui. Mais en plus de cette mise en scène fondamentalement géniale, il y a la bande son qui fait mouche. Puis les angles de vues, avec une touche L1 aux saines vertus emphatiques, puisqu’elle permet de fixer le géant jusqu’au plus profond de ses yeux dénués de sentiments, reflet d’une inexpression cauchemardesque. C’est aussi grâce à cette touche qu’il est possible d’entretenir des prises de vues intéressantes quelle que soit votre situation. Prenons le colosse numéro 3, qui se trouve être particulièrement haut. Plutôt que de se contenter de regarder ses pieds, une pression sur cette touche permettra une contre-plongée fabuleuse, saisissante, voire tétanisante, tant elle met en exergue votre impuissance supposée. Mais pas de panique, les musiques de Kow Otani seront là pour vous accompagner dans ce rêve glacé comme la solitude. Kow Otani, cet être mi-Japonais mi-Dieu, saura jongler entre les bons instruments aux moments adéquats. Violon tétanisant plongeant dans des tons dramatiquement graves, piano majestueusement optimiste, percussions soudaines qui soulignent un rythme tambour battant, et flûte littéralement enchantée. Les instruments les plus purs sont présents, et animés par une maestria et une pertinence hors du commun. Epique, oui, c’est le mot que je cherchais. Que les mots sont faibles parfois. Ecoutez plutôt.
Paradoxalement pour un jeu suscitant un tel engouement, et nécessitant un tel dévouement, il n’y a sans doutes pas grand chose à dire sur la jouabilité. A cheval ou à pied, on se déplace à quatre ou à deux pattes. Sauter, plonger, frapper, grimper, mais surtout le comportement et la gestuelle non verbale se révèlent aussi puissants que chez ICO et Yorda en leur temps. L’animation repousse quant à elle simplement tout ce qui a été fait jusqu’à présent en terme de naturel et de générosité. Par contre, Argo le cheval, bien que hennissant d’humanité, ne surprend plus vraiment 7 années après avoir apprivoisé Epona. Et puis son système de déplacement est d’une raideur déconcertante, il faut le faire avancer en appuyant sur X, et non pas avec le stick qui ne sert qu’à orienter sa direction. On se sent en outre assez frustré qu’il ne fasse pas preuve de plus de folie et d’initiatives, comme sauter par-dessus certains obstacles et dénivelés par moments. Mais tout est finalement tellement logique. N’est-il pas convenable de ne pas pouvoir diriger un cheval de la même façon qu’une mobylette de GTA ? Argo, en tant qu’être vivant doté de libre arbitre, appose sa propre résistance et sa propre inertie à votre volonté, mais répondra toujours présent lorsque vous vous serez perdus de vue, et que vous le sifflerez au loin. Cette épopée est dépourvue de toutes notions d’accumulations de biens virtuels. Quand vous allumerez Shadow of The Colossus ce ne sera pas pour débloquer de nouvelles capacités, ou acquérir plus de puissance, tout l’enrichissement que vous en tirerez sera personnel, il proviendra de l’atmosphère inoubliable et imparable de ce soft indiscutablement sensuel.
The unfinished battle with god syndrome
Défauts ? Pourquoi venez-vous me parler de défauts ? Est-ce que l’on pointe du doigt une soi-disante imperfection sur une toile de maître ? De plus, vous savez très bien ce que je vais dire. La réalité terre à terre veut qu’un univers si vaste, si puissant émotionnellement, même dénué des artifices techniques les plus vulgaires, soit soumis aux contraintes des limitations technologiques d’une console qui aura donné le meilleur d’elle-même jusqu’au bout. On pointera donc du doigt, davantage par souci d’une pseudo-objectivité qu’autre chose, quelques carences en terme de fluidité. Cependant aucune chute brutale de tension ne vient ternir l’affaire. Si ce défaut existe, alors il a échappé à mes yeux peut-être trop cajolés par la douce atmosphère éthérée du rêve éveillé qu’ils étaient en train de vivre ? Plus difficile à ignorer, les toujours incontournables bugs de collisions sont évidemment de la partie, cependant ici encore on ne les rencontre à la rigueur que lorsqu’un géant de 100 mètres s’effondre, et que la caméra cherche à vous localiser dans ce dédale mortuaire. Difficulté de cette même caméra à se placer correctement dans les endroits étroits, de toutes façons très rares. Mais l’important dans tout cela, est que rien ne vient réellement gâcher votre aventure. Sans conteste, on pourra pointer du doigt tant que l’on veut l’armature vieillissante de la PlayStation 2, rien ne vient entacher le formidable travail de la bande à Ueda, ni ne pourra ternir la réalisation esthétique et ludique du projet de la division japonaise de Sony Computer Entertainment.
Le frame-rate ne chute pas véritablement, il n’est simplement jamais très élevé. Et non seulement, n’en déplaise aux joueurs sensibles aux atours techniques, je soutiens que Shadow of The Colossus est parfaitement limpide, mais j’ajoute que cette relative lenteur contemplative contribue à le crédibiliser. La terre qui jaillit, les arbres qui tremblent, le flou bel et bien artistique qui secoue l’écran, et Wanda qui se propulse en catastrophe pour échapper tant bien que mal à la phénoménale puissance d’un coup de masse d’un colosse en colère. Tant de détails qui semblent insignifiants, mais qui lorsqu’ils se conjuguent sous vos yeux, vous font ressentir quelque chose de vraiment spécial. L’objectif des développeurs était de transmettre les émotions du héros au joueur, une gageure aussi honorable qu’ambitieuse, dont j’estime qu’ils n’ont vraiment pas à rougir à la vue du résultat final.
Epic tale of a holy death
Pourquoi suis-je malheureux quand un de mes colossaux ennemis s’écroule ? Parce que sa destruction me rapproche inexorablement de la conclusion d’un des jeux les plus magistraux de tous les temps ? Parce que sa chute lente et la musique qui l’accompagne sont poignantes ? Parce que je sais que je vais devoir subir cet éternel rituel de serpentins noirs comme la mort qui pénètrent en déchirant mon corps, m’amenant à l’évanouissement après chaque ennemi sacrifié ? Suivi du réveil dans le temple de la divinité où est allongé cet ange blanc dont je cherche à sauver l’âme au prix de la vie de ces seize colosses ? Parce que je crains le dénouement et le sacrifice dont me parle le Dieu avec lequel j’ai passé ce pacte de résurrection ? Bien sûr, tout comme dans ICO, premier jeu et premier chef-d’œuvre de la Fumito Ueda’s team, il ne faut pas craindre excessivement la solitude. Dans cet univers aussi riche et merveilleux que triste et mélancolique, on recherche quelques moments de douceur, de chaleur.
Vous vous êtes sentis seul dans ICO ? Désespérément seul, malgré l’apport charnel de Yorda ? Rebelote. Vous n’aurez pas d’autres regards à croiser que celui de votre compagnon chevalin, car celui de la jolie brune à la robe immaculée reste tristement clos. Shadow of The Colossus manque de distiller un enjeu narratif, ce qui a pourtant toujours constitué une priorité pour moi, c’est dire comment ce titre est capable de bouleverser nos vieilles conventions de joueurs. Et ce n’est pas parce que l’on se sent isolé dans cette quête solitaire que le jeu n’est pas charnel pour autant, selon la bonne volonté de Ueda le rapport du joueur avec ses ennemis les colosses est fondé sur une idée d’interaction approfondie. Cette course à l’épuré pourra décontenancer certains joueurs, et les déséquilibrer dans leur recherche d’une humanité concrète éparpillée en ces mornes plaines. Et on ne pourra le leur reprocher. Mais la profondeur grisante qui touchera le cœur de tous les autres, en vaudra non seulement la chandelle mais anoblira probablement le dernier-né de Sony au rang de jeu culte. Shadow of The Colossus, par-delà les débats qu’il risque de soulever, opposera principalement en toile de fond le duel du pragmatisme contre l’onirisme, le réalisme contre l’imaginaire.
Shadow of The Colossus sublime certes ces instants d’errances magiques, mais rendons à César ce qui appartient à César. Ueda n’est pas le premier à provoquer cette dépossession rationnelle de l’esprit du joueur, cet état hypnotique dans lequel on s’arrête plus ou moins de réfléchir et d’agir, où l’on se laisse bercer par les sons et la lumière, pourtant virtuelle mais tellement chaude, que nous projette notre bête et futile écran de télévision. Chacun d’entre nous a déjà connu cette sensation, pour peu qu’il ne soit pas totalement réfractaire à la notion d’évasion. Cela pouvait être dans la découverte de l’incroyable liberté alors offerte dans Super Mario 64, ça pouvait être dans le monde flottant d’un Pilotwings sur cette même console, dans la découverte d’une véritable écriture dans Flashback, ou plus récemment dans le florissant monde de Kameo, ça pouvait être dans absolument n’importe quel jeu vidéo qui aura su vous atteindre en plein cœur.
Evil mortals, holy divinity
Gameplay limité ? Mais qui ose me parler de gameplay limité dans un rêve éveillé ? Dans Shadow of The Colossus, le gameplay aura tout simplement la saveur que vous saurez lui insuffler. Savourez chaque instant de découverte de ce merveilleux, immense et enivrant territoire. Jouez à vous remplir les sens avec de magnifiques prises de vues, afin de vous fondre dedans, de ressentir jusqu’à la fraîcheur de la cascade, ou l’aridité des sables du désert. C’est que, loin d’avoir besoin de se noyer dans des myriades de boutons ou combinaisons, le gameplay de Shadow of The Colossus est un gameplay de circonstances. La difficulté consiste à trouver le point faible de tel colosse, qu’il s’agisse de se l’approprier ou de localiser l’endroit précis où planter sa lame. La finalité d’une bataille contre un colosse passe immanquablement par ce dénouement, mais bien vite le point faible en question devient inaccessible, ou protégé… les possibilités sont alors multiples. Appréhender, apprendre et comprendre la gestuelle du colosse, son comportement, ce qui l’effraye, ou encore ce qui l’agace. Puis, une fois dans la place, il faut toujours anticiper de quelle façon il va vouloir vous déstabiliser, vous empêcher de progresser à travers ses mailles naturelles. La nature et la corpulence différente de chaque colosse font que l’intérêt est sans cesse renouvelé d’un adversaire à un autre. Si la principale difficulté réside dans la méthode d’assaut, et non pas dans l’exécution proprement dite du colosse, on ne connaît pas pour autant l’ennui dans Shadow of The Colossus. Nos amis gargantuesques sont d’une pilosité souvent accommodante, celle-ci sert de fil d’Ariane dans votre escalade. Dès lors entre en jeu une des rares interfaces imposées, avec la jauge de vie du géant et celle de votre héros : l’icône d’endurance. Représentée par un cercle s’étiolant petit à petit, le principe consiste à devoir reposer ses muscles de temps à autre pour ne pas que le jeune Wanda lâche sa proie fatalement. Difficile de conserver un équilibre, surtout quand on est lancé à 100km/h sur une sorte de ver des sables géant. Ah, ce 13ème colosse, bon sang quel pied ! Peut-être du jamais vu en terme de sensations. Sans doutes du jamais vu. Non, en fait C’EST du jamais vu, point final.
Et pourtant le concept de Boss démesurés en face desquels on doit redoubler de courage et d’acharnement n’est pas tout à fait inédit, et a déjà été emprunté par quelqu’un. Par Capcom plus précisément. Avec Monster Hunter, une série forte au Japon, et qui est loin de faire l’unanimité, mais qui dévoile à partir d’un certain stade des ennemis surpuissants. A ceci près que dans Monster Hunter, l’attaque se base sur des armes de plus en plus voyantes et puissantes, tandis que toute la finesse de Shadow of The Colossus réside dans l’épuration offensive et se concentre sur les tactiques d’assauts. Mais j’insiste sur cette idée de génie qu’est l’affrontement contre d’énormes créatures improbables et en apparence invincible, chapeautée dans la série des Monster Hunter.
Dream of the shore boarding another world
Comme le coup d’épée doit être maintenu pour en augmenter la force, le joueur se trouve face à un permanent dilemme : faut-il prendre le temps de transmettre le plus de puissance possible dans son bras au risque de se voir déstabiliser immédiatement par les mouvements soudain de la créature assiégée ? Par bonheur, peu importe l’impétuosité avec laquelle le géant se débat, Wanda est animé d’une volonté inégalable et ne lâchera prise en aucun cas tant que le bouton R1 est maintenu. Par contre les limites de son corps auront raison de son mental s’il ne prend pas appui quelque part avant que la jauge d’endurance ne soit totalement vide. A noter la présence d’une jauge de vie pour le molosse, un choix d’interface dont s’était pourtant passé Michel Ancel dans son King Kong, pour le plus grand bonheur des joueurs en quête d’immersion, mais dans le cas présent cela permet de parfaire son plaisir lors du final. Une fois de plus, le joueur est responsable de sa propre mise en scène. Croyez bien que cet instant, qui peut durer plusieurs secondes selon votre témérité, cet instant pendant lequel Wanda, accroché comme un loup sur le point vital, brandit son épée en vue de porter le coup qui achèvera de consommer la jauge de vie du colosse, cet instant pendant lequel on risque à tout moment d’être renversé, cet instant précis où la caméra se concentre sur votre lame, et qui précède la chute tragique du colosse, pour peu qu’il survienne après une longue difficile et âpre bataille, alors cet instant là aura l’honneur de figurer incontestablement dans les plus grands moments de l’histoire d’un joueur. Oui j’emphase, et alors ?