Patrice Désilets : de son départ d'Ubisoft à Ancestors, en passant par THQ, il nous raconte tout !


Patrice Désilets : de son départ d'Ubisoft à Ancestors, en passant par THQ, il nous raconte tout !Début avril, la presse européenne a eu la chance d’essayer Ancestors, première production du studio canadien Panache Digital Games. Cet évènement était aussi l’occasion de s’entretenir avec l’un de ses fondateurs, Patrice Désilets, qui revient sur son parcours, sa manière de travailler et, surtout, sur l’idée et la philosophie de son prochain jeu. Un échange passionnant et enrichissant, à l’image d’une personnalité particulièrement enthousiaste qui a toujours le mot pour rire.

>>> ANCESTORS : ON A JOUÉ AU NOUVEAU JEU DE PATRICE DÉSILETS (ASSASSIN'S CREED), NOS IMPRESSIONS MITIGÉES

JEUXACTU : Comment s’est passé l’après Ubisoft ?

Patrice Désilets : Je suis d’abord allé chez THQ, mais ça s’est mal terminé, puisqu’ils ont fait faillite. Mais, même si cela fait dix ans que je n’en ai pas présenté, j’ai quand même travaillé sur de nouveaux jeux pendant ce temps là. Après la faillite de THQ, je me suis à nouveau retrouvé chez Ubi pour des raisons un peu bizarres, puisqu’ils ont racheté certaines de leurs licences. Et encore une fois, ça ne s’est pas bien terminé. Ce qui m’a obligé à partir pour créer ma propre boîte, Panache Jeux Numériques, et créer Ancestors. Mais j’ai aussi travaillé sur 1666 : Amsterdam, dont j’ai pu récupérer les droits. Donc, je vais le faire, ce jeu sur le diable, sur le sujet des démons intérieurs et extérieurs…  

 

JEUXACTU : Ce projet [1666 : Amsterdam] est donc toujours au programme ?

Patrice Désilets : Oui, oui, je l’ai dans mon cœur, dans ma tête. Mais, comme je l’ai expliqué [durant la présentation d’Ancestors au cours de l’évènement], le but de notre travail sur Ancestors est de se doter d’outils qui vont servir de base pour créer d’autres jeux. Une fois que j’ai mon personnage et mon décor, il ne reste plus qu’à penser aux mécaniques et aux façons d’interagir. Là, par exemple, je mets une cape au singe, je remplace le bâton par une épée et c’est parti, on est ailleurs. Monter un arbre, monter un mât sur un bateau : là j’ai la base que j’adapte selon le sujet, puis « Sky is the limit ».

Patrice Désilets - Photo: Nicolas Cantin / Panache Jeux Numériques

 

JEUXACTU : Après avoir travaillé dans de grandes sociétés, comment ça se passe, dans un studio indépendant ? Tu te sens mieux, plus libre ? Tu fais face à d’autres contraintes ?

Patrice Désilets : Les contraintes sont mères d’invention, donc je suis pour. Edmond Rostand a écrit Cyrano de Bergerac en alexandrins en 1895. On était loin de Molière et compagnie, c’était fini cette mode là, et il le fait quand même. [Rires] C’est ce qui donne de la grandeur à l’œuvre. C’est pour ce genre de détail que j’adore créer dans la contrainte. Après, est-ce que c’est différent [d’être indépendant] ? Pas dans la façon de travailler, je dirais, puisque j’étais déjà un peu comme ça. Sauf que dans une grande boîte, on impose des méthodes et des règles pour s’assurer que tout est un peu semblable. Tout ça, ça finissait par me fatiguer. A vrai dire, comme je le dis souvent en interview, je n’avais jamais pensé travailler dans un bureau. A la base, j’étais étudiant en cinéma, en théâtre. Ce que j’aime à la base, c’est les salles de répétition, les tournages. Et je me retrouve à 23 ans dans un bureau, quoi ! Pour faire des jeux, il y a vraiment du travail de bureau : tu arrives à 9 heures le matin (bon, plus à 10 heures pour moi…) et tu t’assoies à ton bureau, devant ton ordinateur. Tu es toujours avec les mêmes collègues et ça créé une dynamique de bureau. Et plus la société est grosse, pire c’est, avec des processus, des évaluations… Je trouvais ça lourd. J’étais là au début d’Ubisoft Montréal : on était peu nombreux, mais ça a grossi ensuite. Sur Prince Of Persia - Sands Of Time, on était 40 ; sur Assassin’s Creed, on était 200 ; sur Assassin 2, on passe à 800 et ça devient vraiment impersonnel. Là [pour Ancestors], on est 35, c’est de l’artisanat, mais bien foutu sur le plan technologique. Je connais tout le monde, je connais leurs copines, leurs copains, leurs enfants ; les chiens peuvent venir au bureau. J’ai créé ma salle de répétition, mon lieu de tournage. On est tous dans la même salle et je fais en sorte que l’ambiance soit la plus conviviale possible et que mes sautes d’humeur ne soient pas trop contraignantes pour mes employés.

 

JEUXACTU : En ce qui concerne Ancestors, on pourrait penser qu’il n’y a pas d’histoire ou de but à proprement parler ?

Patrice Désilets : Un but, si : seras-tu capable d’évoluer plus rapidement que la science. Quant à la trame narrative… elle est subtile. Elle est surtout différente de joueur en joueur. Parce que, cette fois-ci, c’est toi qui créés l’histoire, ce n’est pas moi. Avant, j’ai fait des jeux pour lesquels j’ai écrit les personnages, les archétypes, les transformations psychologiques, les dialogues et tout. Cette fois, non : c’est vous les co-créateurs de l’expérience. Je vous donne un bac à sable avec des règles, des ingrédients et c’est à toi, joueur, de terminer l’aspect créatif du jeu. Et tu vas vivre tout plein d’histoires que tu vas recréer dans ta tête. L’autre fois, j’ai joué l’histoire de la vieille qui est allé mourir loin de sa tribu. C’est vraiment ce que j’ai vécu. Je suis parti avec une femelle âgée ; j’ai joué deux heures seul, sans me soucier de l’évolution et je me suis mis à découvrir des endroits que je n’avais jamais vus. Puis, à la fin, je me suis fait attraper par des hyènes et c’était terminé. Voilà, c’est une trame narrative unique que j’aurais aimé pouvoir montrer sur Twitch [rires], mais ce sera à d’autres de faire ça. Ensuite, il faut comprendre que, vu le sujet même [d’Ancestors], je ne voulais pas raconter l’histoire d’un héros. Puis, ça se passe sur des millions d’années : c’est pour ça que tu ne joues pas un personnage mais un clan, au final, même si tu incarnes un personnage à la fois. D’un point de vu personnel, maintenant, je vois la matrice dans tous les jeux d’action – aventure et je me lasse donc très rapidement : je sais ce que tu veux que je fasse ; mon cerveau de grand singe me dit que j’ai déjà joué à ça. Je n’ai pas de plaisir, je ne reçois plus de dopamine.

 

JEUXACTU : Au sujet de l’évolution, Ancestors nous amène jusqu’à quand ? Peut-être pas au point où l’on invente la fusée ou ce genre de choses ?

Patrice Désilets : Non, non, du tout [rires]. Cela va de – 10 millions à – 2 millions d’années : on commence en tant qu’ancêtre commun de tous les grands singes ; puis ça se termine autour de Lucy, l’Australopithecus afarensis, africanus, robustus… Car, il y a eu plusieurs types d’australopithèques, une quinzaine. Le jeu déroule donc 8 millions d’années d’évolution.  C’est pour cela que je parle au début de volume 1 : on ira ensuite dans le futur à l’occasion d’autres volumes. J’en ai écris trois, en fait, qui vous amèneront peut-être un jour à la Civilisation. Mais jamais plus loin : Ancestors, c’est au sujet des premiers. Contrairement à Assassin’s Creed, c’est l’histoire de ceux qui sont arrivés avant. Car, je suis fasciné de voir à quel point on est déconnecté de ce que nous sommes fondamentalement : nous sommes des grands singes tous autant que nous sommes. 7 milliards de grands singes qui sont biologiquement fabriqués pour survivre dans une savane africaine. C’est comme ça. Mais, comme il n’y a plus de léopard qui nous court après, on en invente, on est anxieux et on prend des pilules pour se calmer… Je trouve ça fascinant et, en même temps, j’ai envie de me reconnecter un peu. Relaxe, tout le monde ! On est tous ensemble sur ce grand caillou au milieu de l’espace ! Je le fais au travers du jeu pour que tu puisses vivre cette expérience. Je ne pensais pas dire ça là, mais je l’ai dit ! [Rires]

>>> ANCESTORS : ON A JOUÉ AU NOUVEAU JEU DE PATRICE DÉSILETS (ASSASSIN'S CREED), NOS IMPRESSIONS MITIGÉES

 

JEUXACTU : Justement, dans une vidéo, tu affirmais que tu créais des jeux pour nous faire sortir du quotidien. Alors comment tu fais pour trouver un équilibre entre cette volonté d’évasion et l’aspect survie plein de contraintes ? C’est contradictoire, non ?

Patrice Désilets : Oui, c’est drôle, non ? [Rires] En effet, je me dis souvent : "Tiens, là, c’est comme dans la vraie vie, c’est un peu chiant". Du coup, je n’ai pas vraiment de réponse : [ce genre de jeu] c’est le mix des deux. On avait fait le même type d’évènement à Montréal la semaine dernière et les gens me rappelaient souvent cette dualité. Ce n’est pas toujours fun, mais c’est parfois très zen quand tu fais des choses très terre-à-terre : tu manges des fruits, tu bois un peu d’eau, tu fais dodo. Puis, deux minutes après, tu es poursuivi et mordu par un serpent. Tu es empoisonné et tu dois reprendre ton souffle, pour ensuite à nouveau manger tes petits fruits, retourner dormir et faire des bébés. Il y a des moments plats. Mais, même dans ces moments là, je m’assure que, pendant que mon personnage mange, je place la caméra de manière à profiter d’un joli panorama, avec le soleil, la pluie…

Ancestors : The Humankind Odyssey

Cela va de – 10 millions à – 2 millions d’années : on commence en tant qu’ancêtre commun de tous les grands singes ; puis ça se termine autour de Lucy, l’Australopithecus afarensis, africanus, robustus… Car, il y a eu plusieurs types d’australopithèques, une quinzaine. Le jeu déroule donc 8 millions d’années d’évolution.

 

JEUXACTU : Et profiter de la musique aussi !

Patrice Désilets : Oui ! D’ailleurs, au départ, on avait composé des heures de musique qu’on avait réservée à des moments spécifiques. Puis finalement, on s’est dit qu’on allait la garder pour tout. Car on peut passer tellement de temps à un endroit… Comme dans les jeux à la Civilisation, sur lesquels on peut passer des heures. On joue aussi avec les différentes couches : parfois, on n’utilise que les percussions, parfois, juste la flûte. Et ça fait quelque chose de complètement nouveau.

 

JEUXACTU : As-tu pensé à inclure de jeu à plusieurs ?

Patrice Désilets : Oui, mais, sachant qu’on est 35 à travaillé sur le jeu, certaines décisions ont été prises très rapidement. On va faire un jeu solo offline et on verra après pour la suite. Peut-être qu’on fera une version en ligne un jour. Mais, pour l’instant, ce n’est vraiment pas dans nos plans. Surtout que, sur le plan purement technologique, quand on a pris la décision de faire un jeu purement solo, c’est très difficile de revenir en arrière. Car on a déjà réglé les interactions, les animations. En plus, je n’aime pas me soucier des problèmes de ping, de lag. Et, soudainement, il faudrait s’en soucier. Et puis, il y a des choses qui sont faites et que l’on ne pourrait pas faire en multi… J’ai quand même deux – trois idées pour faire quelque chose…

 

JEUXACTU : Pour un tout autre jeu alors ?

Patrice Désilets : Peut-être un jour, oui… Mais, tu vois, je ne suis pas très multi en ligne. Je suis plutôt multi de salon. Quand tu joues à FIFA avec des amis, c’est mieux. Mais online… Je suis un vieux singe qui préfère jouer tout seul, tranquille, comme quand je lis un bon roman. Et je ne suis pas le seul comme ça [à préférer le jeu multijoueur local]. Parce que, en ligne, il y a un niveau de toxicité assez élevé… Donc, non rien de prévu pour le moment pour Ancestors.

Ancestors : The Humankind Odyssey

 

JEUXACTU : Pour finir, c’est quoi, tes jeux du moment ? Ceux auxquels tu joues ou tu as envie de jouer ?

Patrice Désilets : C’est vrai que, lorsque tu passes près de vingt heures à jouer à ton jeu par semaine, il reste peu de temps pour le reste. Je suis un maniaque de Civilisation 6. Je joue aussi à Endless Space 2, ces temps-ci. J’ai vu une offre spéciale sur Steam il y a trois semaines, un mois, alors je l’ai pris. J’aime bien ce type de jeux, car ça ne me fait pas travailler. J’ai beaucoup de mal à trouver du plaisir dans les jeux d’action – aventure et les mondes ouverts : j’analyse, je décortique, j’essaye de comprendre comment ils ont fait et je finis par voir la matrice. Donc, ça devient du boulot. Sinon, j’aime bien les petits jeux indé, les sidescrollers en pixels. Je ne vais pas les nommer, il y en a trop. Mais pour en prendre un qui m’a inspiré dans cette vague, je citerai Kingdom – Two Crowns, qui incite à prêter attention. Au début, tu donnes des pièces de monnaie à tout le monde, puis tu n’en as plus, ça ne marche plus… Et là, tu dois te calmer et faire attention : tous les signes et feedbacks sont là, mais c’est subtil. Ancestors s’inspire beaucoup de ce jeu : prête attention, arrête de bouger et regarde. Dans mes jeux, la contemplation doit être un vrai plaisir. Mais, en ce moment, on n’y est pas habitué, on est pris par la main : "Vas-y !". Ici, c’est zen, relaxe.

 

Propos recueillis par Benoit Barny


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