"Les jeux occcidentaux en déclin, la Nouvelle Asie en force", interview avec la PDG Europe de Pearl Abyss (Crimson Desert)
L'année 2024 touche à sa fin, les plus gros jeux sont déjà sortis au moment où je tourne cette vidéo et il ne reste finalement qu'Indiana Jones qui va arriver en tout dernier pour clôturer une année fort mouvementée. De même, les Game Awards n'ont pas encore eu lieu au moment de publier cette vidéo et on ne sait pas encore qui va repartir avec le titre de GOTY, le fameux Game of the Year. Astro Bot ? Final Fantasy XVI Rebirth ? Metaphor Refantazio ? Balatro ? Elden Ring Shadow of the Erdtree ou Black Myth Wukong ? Au-delà des polémiques qui ont accompagné la liste des nominés, ce qu'on constate avant tout, c'est que sur les 6 jeux qui ont été sélectionnés, un seul nous vient d'Occident, c'est Balatro, un jeu de cartes, les autres étant des jeux asiatiques, en l'occurence japonais et chinois, et on est plus ou moins d'accord pour dire qu'à la place de Balatro, on aurait dû avoir un certain Stellar Blade, un jeu développé par un studio coréen.
Il est d'ailleurs assez évident de constater que l'Occident est en train de traverser une crise sans précédent, et pas uniquement dans le jeu vidéo, dans énormément d'autres secteurs, mais bien sûr, on va se focaliser sur notre industrie à nous : le jeu vidéo. On ne nous apprend rie, mais cela va faire deux générations, depuis l'ère PS3 & Xbox 360, que le jeu occidental a pris le lead sur notre industrie, qu'il drive cette façon de faire, de produire, qu'il s'agisse d'idées nouvelles, d'ambitions, de production design, ce sont les jeux américains et européens qui ont fait émerger ce qu'on appelle banalement aujourd'hui les fameux AAA, voire même des AAAA si l'on se réfère aux précédentes ambitions d'Ubisoft. Sauf qu'après 15 ans à repousser les limites du jeu vidéo, on est arrivé au bout du système et depuis environ 2-3 ans, les studios et les éditeurs ont du mal à rentabiliser tous ces jeux qui coûtent des fortunes à fabriquer. Parce que plus on avance et plus les éditeurs doivent dépenser des fortunes pour mettre sur pied ces AAA ambitieux. Entre 200 et 700 millions de dollars pour certaines productions, on explose souvent les budgets des plus gros blockbusters hollywoodiens dans le cinéma, et eux aussi ont du mal à rentrer dans leur frais.
Il y a 3 semaines à peine, Marc-Alexis Côté, qui est le producteur exécutif de la licence Assassin's Creed, a déclaré lors d'un podcast avec XDS24 que les coûts de développement ont explosé ces dernières années. Je vais vous citer ce qu'il a dit explicitement :
"Nous nous trouvons actuellement dans une situation économique complexe et difficile, du moins dans l’industrie du jeu vidéo. Nous avons tous vu nos coûts augmenter et nos profits diminuer. D’une certaine manière, la concurrence est très intense. Mais le coût de création des jeux a probablement été multiplié par dix depuis le premier Assassin’s Creed et celui qui sort cette année. Le coût, la complexité et le nombre de personnes ont probablement été multipliés par dix."
Et il a raison Marc-Alexis Côté, et ça ne vaut pas uniquement que pour Ubisoft, mais pour toute l'industrie. Des jeux comme GTA 5, Spider-Man 2, The Last of Us Part 2, les deux derniers God of War, Star Wars Outlaws ou les derniers Assassin's Creed, c'est entre 200 et 300 millions de dollars de budget selon les analystes. Pour Destiny, Activision avait lâché 500 millions de dollars et ça c'était officiel, Activision était d'ailleurs fier d'annoncer d'avoir dépensé une telle somme. Et bien sûr, on peut monter encore plus haut pour Red Dead Redemption 2 qui aurait coûté la bagatelle de 700 millions de dollars à produire, mais on le sait, Rockstar Games, ce n'est pas un bon exemple à suivre. Rockstar, ils sont à part, ils ont un fonctionnement unique qu'ils sont les seuls à maîtriser. D'ailleurs, il se dit que le prochain GTA 6 aurait coûté plus de 2 milliards de dollars à produire. Mais Rockstar c'est Rockstar. Rockstar, ils font 1 milliard de dollars de chiffres d'affaire en 24h, c'est impossible de vouloir faire comme eux, ils sont dans une autre galaxie. Quand tu vois que Red Dead Redemption 2 a vendu 60 millions de copie, lui et son gameplay tank intransigeant, son jeu monde qui demande au joueur de s'impliquer à 300% pour comprendre leur vision du jeu de cow-boy, oui, ils sont vraiment à part.
Mais revenons plutôt aux propos de Marc-Alexis Côté qui parle toujours de ces AAA occidentaux qui demandent toujours plus de ressources. Il ajoute que et je le cite :
"Quand on regarde qui réussit, du moins dans les productions AAA, vous avez 10 jeux dans une année donnée qui se vendront à environ 10 millions d’exemplaires », a-t-il poursuivi. La raison pour laquelle je cite la barre des 10 millions d’exemplaires est lié aux coûts de productions, aussi bien les nôtres, que chez les autres concurrents. Tout fuite dans notre industrie, vous avez donc des informations sur tout le monde aujourd'hui. Mais dans l’ensemble, j’estime que 10 millions d’exemplaires est le seuil qu'il faut atteindre pour la rentabilité, à plus ou moins 2 millions de copies dans les estimations. Sauf que vous n’avez que 10 jeux qui dépassent ce seuil chaque année."
On est donc arrivé à une ère où produire un AAA est devenu un pari risqué, avec une concurrence toujours plus importante, des joueurs qui sont de plus en plus exigeants et bien sûr, le nouveau paramètre à prendre en compte : si ton jeu est woke, il a désormais de grandes chances pour qu'il bide également. Les choses ont vite changé en l'espace de 2 ans, et je pense que les studios et les développeurs n'avaient pas pris ça en ligne de compte au moment d'intégrer leur DEI. Je vous le dis aujourd'hui, il y a de grosses remises en questions et un peu la panique à bord concernant ce sujet.
Et c'est là que la nouvelle Asie intervient. Et quand je parle de nouvelle Asie, je parle du Japon, de la Corée et d'ici quelques années, de la Malaisie. Si vous me suivez depuis un moment, vous le savez, je vous ai alerté sur l'émergence de ces trois pays dans le jeu vidéo depuis plus de 5 ans déjà, qu'ils vont changer le visage de notre industrie pour les 10-15 prochaines années. Ce sont des pays qui émergent dans tous les secteurs, et c'est aussi le cas dans le jeu vidéo. Et cette envie de conquérir cette industrie, elle n'est pas née d'hier, oh non absolument pas. La Chine, la Corée et la Malaisie sont des pays qui font du jeu vidéo depuis plus de 20 ans, et quand je parle de jeux vidéo, je ne parle pas uniquement de jeux mobiles ou de MMO qui sont d'ailleurs, je vous parle de ces fameux AAA. Depuis près de 20 ans, les plus grands studios occidentaux et japonais font appel à ces entreprises chinoises, coréennes et malaisiennes pour les épauler dans de nombreuses tâches, souvent les plus ingrates, pas forcément les plus créatives. C'est un sujet dont on reparlera...
Focalisons-nous de cette année 2025 qui se profile, celle qui va permettre à de nombreuses productions chinoises, coréennes et malaisiennes d'émerger, avec souvent le soutien de PlayStation, car ça fait plus de 6 ans que Shuhei Yoshida prospère en Asie pour trouver de nouveaux studios capables de produire vite et avec une qualité égale à ce que font les studios occidentaux. Je l'ai déjà dit, mais je le répète ici encore une fois, mais Black Myth Wukong, c'est un jeu qui a demandé 5 ans de développement et qui a coûté "seulement" la somme de 70 millions de dollars. Et ce n'est pas qu'une question de niveau de salaire, c'est aussi une autre façon de travailler. Game Science a commencé à travailler sur le jeu, ils étaient 13 pendant 1 an, puis une vingtaine pendant 2 ans, 40 pendant 3 et ce n'est qu'en 2023, au moment de tout finir, que l'équipe a atteint les 120 personnes. 120 développeurs sur la dernière année pour une production telle que Black Myth Wukong, ce n'est donc pas grand-chose, surtout comparé à ce que demandent les ressources des AAA occidentaux. Peut-on comparer les méthodes de travail occidentales à celles des Chinois, du Japon, de la Corée ou de la Malaisie ? Pour le joueur lambda, ça ne change évidemment rien, puisque in fine, le résultat est le même pour lui : il achète un jeu, fini si possible.
A cette occasion j'ai pu m'entretenir avec Lybee Park, la PDG de Pearl Abyss Europe, le studio qui s'apprête à nous sortir Crimson Desert, sans doute l'un des jeux les plus attendus de 2025 et qui a des chances de faire trembler les Action/RPG habituels, étant donné ses ambitions assez folles. Lybee Park était sur place, à Paris, il était question de filmer l'interviewer, mais pour des raisons personnelles, elle a annulé toutes les interviews filmées. Elle a néanmoins pu répondre à mes questions que je vais donc vous lire et vous détailler.
Maxime CHAO / JEUXACTU : Ces dernières années, depuis environ 4-5 ans, on sent que les jeux occidentaux sont ralentis. Moins d'idées, temps de production trop longs, résultats décevants ou mauvais, comment expliquez-vous cela ?
Lybee Park : Il est difficile d'en faire une généralité, car on ne peut pas mettre toute l’industrie dans le même panier, mais je vais essayer de répondre à votre question du mieux que je peux. Je pense qu’il est vrai que dans certains cas, l’industrie du jeu vidéo a effectivement connu un changement important, où moins d’idées révolutionnaires émergent, les délais de production ont augmenté et de nombreuses sorties très médiatisées ont déçu le public. Cette tendance peut s’expliquer par plusieurs facteurs clés :
- Le premier est l’augmentation des attentes du marché. Au cours de la dernière décennie, les jeux AAA et indépendants ont considérablement relevé la barre, établissant des normes élevées de qualité et d’innovation. Les tendances au sein de l’industrie évoluent constamment, ce qui met les studios au défi de suivre le rythme et de répondre à ces demandes changeantes. En conséquence, les délais de production et les budgets sont souvent impactés, car les studios s’efforcent de proposer des expériences qui trouvent un écho auprès des joueurs. Lorsque certains aspects d’un jeu ne répondent pas à ces attentes dynamiques, même si le jeu est bien conçu, les joueurs peuvent être déçus.
- Le deuxième facteur est l’augmentation des coûts de production et de l’aversion au risque. Le coût de développement des jeux AAA a grimpé en flèche, les budgets des meilleurs titres dépassant souvent des centaines de millions de dollars. En conséquence, de nombreux développeurs et éditeurs se tournent vers des « valeurs sûres » : travailler sur des suites, des spin-offs ou des genres familiers avec un public établi. Bien que cette stratégie minimise le risque financier, elle signifie également que moins d’idées nouvelles sont approuvées et que l’innovation peut sembler stagnante. Du point de vue d’un joueur, cela peut être décevant, car il perçoit l’industrie comme moins disposée à prendre des risques créatifs ou à explorer de nouveaux concepts.
- Le troisième est l’intérêt plus large du public pour un contenu culturel diversifié. On observe une tendance croissante chez les joueurs – et les consommateurs de divertissement en général – à adopter de nouveaux genres, histoires et perspectives culturelles. Par exemple, le contenu coréen, notamment la K-pop, les K-dramas (pensez par exemple au succès de Squid Game), les Webtoons et les jeux comme Black Desert Online, ont captivé le public mondial. Ce changement culturel reflète un désir de diversité dans le divertissement, les joueurs devenant plus ouverts à des thèmes, des mécanismes de jeu et des récits inconnus. En comparaison, les jeux occidentaux qui s’en tiennent à des genres et à des formules familiers peuvent sembler moins frais ou innovants, en particulier lorsque le public a déjà goûté à des offres uniques d’autres régions.
A part le Japon, le marché asiatique (notamment la Corée et la Chine), est très porté sur le jeu PC, les jeux mobiles, les MMORPG. Cependant la sortie de Black Myth Wukong et ses ventes astronomiques prouvent que les jeux solo peuvent aussi intéresser ces nouveaux joueurs. Est-ce que c'est aussi votre avis ? Comment voyez-vous l'avenir ?
Je pense que le public dans le jeu vidéo évolue avec l'évolution des joueurs également, et une nouvelle génération qui ne grandit pas avec les mêmes références, les mêmes critères. Du coup, les préférences sur le marché asiatique des jeux évoluent également. En Asie, on aime toujours autant les MMORPG et on continue toujours de jouer sur PC et les appareils mobiles restent très populaires, mais nous constatons aussi une ouverture croissante du public asiatiques à de nouveaux genres et acheter de nouveaux supports. Je pense que ce changement est une opportunité passionnante pour les développeurs et les éditeurs pour innover et diversifier leurs offres aux joueurs. Chez Pearl Abyss, nous explorons activement de nouvelles façons d’élargir notre portée et de répondre à ces goûts en constante évolution, tout en continuant à offrir la qualité et en préservant l’identité fondamentale de notre entreprise.
Vous avez démarré avec le MMORPG, notamment Black Desert Online, mais avec Crimson Desert, vous vous attaquez au jeu solo narratif qui est un genre très apprécié des joueurs occidentaux. Est-ce une volonté pour vous de vous attaquer à un nouveau marché ?
Le développement de Crimson Desert s'inscrit dans le cadre de nos efforts qui a pour but de diversifier notre portefeuille et atteindre un public plus large. Black Desert fait partie de notre ADN, mais nous pensons que d'autres joueurs recherchent des expériences différentes et nous voulions nous mettre au défi de créer quelque chose de nouveau. Avec Crimson Desert, nous souhaitons proposer une aventure captivante qui plaise à un public plus large, y compris à ceux qui apprécient un gameplay intense avec une narration diversifiée. Cette orientation ne consiste pas seulement à exploiter un nouveau marché, mais aussi à élargir nos horizons créatifs et à explorer de nouvelles opportunités.
Quand on voit Crimson Desert, on remarque que le jeu a été bâti sur les fondations de Black Desert Online, avez-vous envie de créer une passerelle entre les deux jeux peut-être ?
Crimson Desert est conçu pour offrir aux joueurs une expérience de jeu unique. Bien que certains éléments puissent évoquer un sentiment de familiarité pour les fans, chaque jeu propose un scénario et un gameplay distincts. Cependant, j'aimerais encourager les joueurs à explorer Crimson Desert avec un regard neuf et un esprit ouvert, car Crimson Desert recèle ses propres surprises et histoires qui n'attendent qu'à être découvertes.
Quand les premières vidéos de gameplay de Crimson Desert sont sortis, beaucoup de joueurs en Occident pensaient que c'était du fake, que jamais le rendu final ne sera identique aux vidéos, mais finalement, c'est le cas. Comment percevez-vous cette méfiance ?
En fait, nous ne nous sommes pas trop inquiétés. En fait, je l’ai pris comme un compliment : si les joueurs avaient l’impression que les graphismes étaient presque trop beaux pour être vrais, cela signifiait que nous avions atteint un niveau de qualité qui les avait vraiment marqués. En commençant par la Gamescom en Allemagne et en continuant à Paris, nous avons eu le privilège d’offrir aux joueurs, aux influenceurs et aux journalistes une chance de jouer à Crimson Desert en direct. Les retours positifs que nous avons reçus nous ont non seulement rassurés sur le fait que nous étions sur la bonne voie, mais ont également renforcé notre engagement à offrir une expérience inoubliable. Je suis incroyablement fier de notre équipe pour son travail acharné et son dévouement. Maintenant que les joueurs ont eu un avant-goût de Crimson Desert, nous avons hâte de montrer ce que le jeu leur réserve, notamment son monde ouvert dynamique et ses nombreuses autres fonctionnalités.
Il me semble que Crimson Desert utilise le même moteur maison, il a l'air super performant. Il me semble que c'est l'initiative de votre CEO Kim Daeil, non ?
Oui, le développement de notre moteur BlackSpace est une initiative stratégique menée par notre président, Daeil Kim. Sa vision était de créer un moteur de nouvelle génération capable de prendre en charge plusieurs projets tout en maintenant des normes élevées en matière de qualité visuelle et de performances. L’objectif n’était pas seulement d’internaliser les technologies de développement clés, mais également de réduire la dépendance aux plateformes externes. En créant notre propre moteur, nous avons pu établir un processus de développement efficace qui nous permet de nous adapter rapidement aux changements de plateforme et de repousser les limites de la fidélité visuelle. Il est important de noter que le moteur BlackSpace est différent du moteur Black Desert, qui a été développé spécifiquement pour la franchise Black Desert. Le moteur BlackSpace alimente nos nouvelles IP, notamment Crimson Desert, DokeV et PLAN 8, offrant une grande flexibilité qui nous permet d’automatiser de nombreux aspects du développement, de générer du contenu de manière procédurale et de créer des mondes ouverts étendus et détaillés. Il nous permet d’obtenir des graphismes réalistes avec des transitions fluides entre le gameplay et les cinématiques, créant ainsi une expérience cohérente. Ce moteur est devenu la base de nos projets à venir, s’alignant parfaitement sur notre vision de l’innovation et de la qualité dans l’ensemble du portefeuille en pleine expansion de Pearl Abyss.
Propos recueillis par Maxime Chao à l'occasion de la Paris Games Week 2024