Heavy Rain : nouvelles impressions
Il y a quelques semaines, un confrère de la presse écrite nous racontait son premier contact avec Heavy Rain. Après cinq bonnes minutes de jeu, notre homme était parti d’un grand éclat de rire. Une révolution, un titre dans lequel on met la table ? Un chef-d’œuvre en devenir, ce machin interactif dans lequel il faut envoyer son héros prendre une douche, non sans avoir préalablement ouvert le robinet d’un mouvement de stick analogique ? A d’autres ! Et puis, à mesure que se construisait l’intrigue, le rire s’est tu. Nous avions, nous aussi, bien ri en découvrant la démo jouable que Quantic Dream présentait au Festival du Jeu Vidéo. Un rire forcément très jaune, puisque le nouveau projet de David Cage nous faisait rêver depuis bien des mois et que la séquence dévoilée n’avait strictement aucun intérêt en l’état. Vint cette version preview. Courte, très imparfaite, mais suffisamment intrigante pour que, là aussi, les rires se calment.
Comment présenter un jeu d’aventure sans rien dévoiler de son intrigue ? C’est la première difficulté soulevée par Heavy Rain, dont le quart d’heure initial s’achève par un rebondissement, certes prévisible, mais que l’on se gardera bien de vous dévoiler. Il nous reste donc à répéter ce qui a été mille fois écrit. Que la nouvelle production de Quantic Dream est une œuvre chorale, qui vous place aux commandes successives de personnages aux caractères bien différents. Que chacun d’entre eux est impliqué, à sa manière, dans une chasse au tueur en série. Que l’assassin, qui abandonne un pliage en papier dans la main de ses victimes, toutes âgées d’une petite dizaine d’années, est surnommé "le tueur aux origamis". Que tous les protagonistes de cette aventure sont comme blessés, fêlés, traînent difficilement le fardeau de leurs peines et de leurs maux dans un univers urbain boueux. Et que pour les suivre dans leurs errances, il vous faudra patienter jusqu’au 10 février, jour de sortie de la nouvelle œuvre de David Cage.
Raconter n’est pas jouer ?
David Cage donc, qui signalait il y a quelques années que la course à la technique est bien dérisoire si elle ne s’accompagne pas d’une véritable réflexion sur la mise en scène, l’écriture, bref, la construction narrative des jeux vidéo. Que les processeurs multiples ne serviraient pas à grand-chose si personne ne réfléchissait à la juste manière de les exploiter pour raconter une histoire. Et que, point de vue partagé par bon nombre de professionnels, notre média peinait à sortir de l’enfance, à évoluer vers de nouveaux horizons, et se cantonnait par facilité aux "BOUM-PAN-PAN-BOUM". Lui donnerons-nous tort ? A voir le line-up de cette fin d’année, certainement pas. Modern Warfare 2 et Uncharted 2 ont beau être superbement mis en scène ; Assassin’s Creed II et The Saboteur délivrent peut-être, avec plus ou moins de finesse, de belles variations sur le thème de la vengeance ; la galerie de personnages de Runaway : A Twist of Fate est certainement fort pittoresque, le jeu vidéo n’en continue pas moins d’occuper un spectre à peu près équivalent à celui qui s’étend de Benjamin Gates à Transformers au cinéma. Aussi lucide soit-il, le fondateur de Quantic Dream peine toutefois à proposer une alternative vraiment crédible à nos chers produits un peu bas-de-plafond, et ce depuis son très ambitieux, très singulier et très bordélique The Nomad Soul. Son nouveau projet ouvre-t-il de nouvelles perspectives à toutes les équipes de développement du monde ? Au terme d’une preview limitée à onze scènes, nous nous garderons, là aussi, de répondre.
Quatre personnages en quête de tueur
Il se dégage toutefois quelque chose de ce Heavy Rain habilement construit. Succession de courtes séquences, qui mettent en scène des héros différents (quatre sur notre preview), la production française a déjà l’énorme mérite de prendre son temps sans donner au joueur le sentiment de perdre le sien. Le prologue vous place aux commandes d’Ethan, qui s’éveille en grande fin de matinée dans la belle maison de l’architecte qu’il est. Sa jolie femme et ses deux garçons épanouis étant partis faire des courses en ville, vous pouvez vous familiariser avec votre environnement, et accompagner ce type normal dans sa vie – pour le moment – sans surprise. Au programme, contemplation du paysage depuis le balcon, douche, petit café, puis au boulot (à domicile, un vrai feignant qu’on vous dit !), à moins que vous ne préfériez passer directement d’une nuit de sommeil à une sieste au soleil, ou glander devant la télé. La prise en main est originale, le stick gauche permet d’orienter le regard d’Ethan, le droit d’effectuer des actions contextuelles. Une porte à faire coulisser ? Hop, un petit coup sur la droite. Une assiette à poser sur une table ? Un mouvement vers le bas, brusque pour faire tinter la porcelaine de belle-maman, doux pour agir avec délicatesse. Pour avancer, il suffit de maintenir R2, et de procéder aux éventuels changements de direction avec le stick gauche. Passé un bref temps d’adaptation, le maniement devient aisé, malgré une gestion des collisions encore moyenne, une certaine rigidité de ce premier avatar – les suivants ne seront pas plus souples – et des combinaisons de touche parfois galères (certaines actions avancées peuvent nécessiter d’en maintenir deux et d’en marteler une autre). Les premières minutes de jeu permettent aussi de découvrir quelques traits de caractère d’Ethan, ses schémas de pensée. Très écrit, multipliant les séquences de dialogue, Heavy Rain pose chaque personnage, s’applique à les rendre intéressants, quitte à les placer dans des situations banales, à souligner leur personnalité, leurs failles, leurs forces. Tous ne sont pas charismatiques, certains – Ethan en premier – ne ressemblent même à rien, mais derrière une apparente normalité se cache une vraie complexité et de vraies émotions, exprimées avec plus ou moins de justesse à l’écran. Il est ainsi possible de savoir ce que pense son personnage. En appuyant sur L1, des mots-clés associés à un bouton de la manette apparaissent autour de votre héros. Une pression sur la touche correspondante, et celui-ci exprime ses sentiments en voix off, ce qui vous permet de mieux le cerner et de savoir à quoi vous atteler si vous êtes un peu perdu. Ce système est repris lors des conversations. Différentes options s’offrent à vous, et il vous revient de cerner au plus vite la personnalité de votre interlocuteur pour l’interroger, ou lui répondre, au mieux.
Haut de gamme ou eau de boudin ?
Il n’y a néanmoins pas de bon ou de mauvais choix dans Heavy Rain. Certains dialogues se termineront en queue de poisson, soit parce que vous aurez été trop brutal, soit parce que vous aurez trop tourné autour du pot et que votre temps de parole sera écoulé (eh oui, vous n’êtes pas au centre des préoccupations des PNJ), mais vous poursuivrez néanmoins votre route. Il en va de même avec les actions contextuelles. Votre enfant tousse ? Vous pourrez, ou non, lui donner un médicament. Une fois couché, il réclame son ours en peluche ? A vous de déterminer si vous irez ou non le chercher. Quelles que soient vos décisions, vous avancerez, mais les bonus que vous débloquerez (et dont on ignore encore la forme) changeront, tandis que la conclusion de l’aventure sera peut-être différente. Le jeu n’est pas toujours aussi ouvert et, comme d’habitude chez Quantic Dream, multiplie les séquences de QTE que vous ne pourrez bâcler. Certaines sont un peu plus tolérantes que d’autres, mais si vous alignez les erreurs, vous devrez recommencer. Ce gameplay a souvent été reproché au studio parisien, notamment à l’époque de Fahrenheit qui multipliait, parfois totalement artificiellement, ce genre de phases. Un peu plus rares et un peu moins longues dans Heavy Rain, elles n’en restent pas moins barbantes et viennent gâcher une expérience autrement intéressante bien qu’assez limitée d’un pur point de vue ludique. Hormis les dialogues riches et ouverts et les quelques actions contextuelles optionnelles, il n’y avait pas grand-chose à faire dans les tableaux présentés. Malgré la faible étendue de ceux-ci, il était impossible d’y agir à sa guise, d’interagir pleinement avec des environnements peu impressionnants graphiquement et à la physique quasi-inexistante. L’ambiance poisseuse, l’intensité dramatique de plusieurs scènes, l’admirable travail sonore – doublage, bruitages et musiques sont, comme toujours, impeccables – et la judicieuse construction du produit donnaient toutefois vraiment envie de poursuivre un périple dont on se demande néanmoins s’il tiendra la longueur. Habitué à noyer ses intrigues dans des délires ésotérico-métaphysiques, David Cage a-t-il enfin réussi à écrire un scénario riche et cohérent ? Impossible de le savoir pour le moment, et il faudra encore patienter quelques semaines pour déterminer si cette exclusivité PS3 prête à rire ou à pleurer…